À quoi pourrait ressembler l’équipement du combattant à l’horizon 2030 ? C’est là l’objet du programme CENTURION, lancé il y a plus de deux ans par la Direction générale de l’armement (DGA). Derrière cet acronyme, un dispositif de contractualisation piloté avec Safran et Thales et qui participent déjà à soutenir une vingtaine de technologies prometteuses.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Équiper le “soldat du futur”Brique après brique, le ministère des Armées construit ce que pourrait être le combattant débarqué de demain et d’après-demain. Pour soutenir la démarche, la Direction générale de l’armement lançait il y a deux ans le programme CENTURION, pour « cadre d’études de nouvelles technologies et nouveaux usages pour une rapide intégration au combattant ».
Concrètement, CENTURION est un outil contractuel d’un nouveau genre construit pour faciliter « le développement d’innovations qui ont ou auront une utilité avérée pour le combattant à pied », explique l’ingénieur principal Antoine, architecte du programme. L’enjeu principal est donc bien de capter les innovations, de stimuler et d’accélérer la montée en maturité des plus prometteuses pour assurer une intégration rapide dans l’équipement du fantassin.
Le programme décolle fin 2019 avec la signature d’un accord-cadre de sept ans avec un groupement momentané d’entreprises (GME) formé par Thales et Safran. Tous deux sont « les intégrateurs finaux de CENTURION, un choix logique de part leur rôle de premier plan dans l’équipement du combattant. Safran parce qu’il est titulaire du marché FELIN et Thales parce qu’il est titulaire du marché CONTACT ».
Ces deux programmes ont été lancés selon une démarche incrémentale, une « volonté émanant de la ministre [des Armées] d’amener les équipements au fur et à mesure et de les faire évoluer en fonction des besoins ». CENTURION suit cette logique, car conçu pour offrir des débouchés dans les futurs incréments de FELIN et CONTACT.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Ce mécanisme doit non seulement alimenter les programmes en cours, mais il préfigure aussi le successeur du combattant FELIN, le futur Système Combattant Débarqué Scorpion (SCDS). Les premières études sont sur le point de démarrer en vue d’une matérialisation après 2030.
Une structure novatrice
Au travers de Thales et de Safran, la DGA s’adresse à tout acteur français s’estimant porteur d’une idée susceptible de contribuer à la protection et à la supériorité du combattant débarqué. Tous les trois mois, les projets soumis sont passés au crible par un comité scientifique et technique (CST) rassemblant la DGA, l’AID, le GME, l’état-major de l’armée de Terre, des officiers de programmes FELIN, CONTACT ou encore SICS. À eux de valider le besoin et de sélectionner les projets prometteurs.
S’il est retenu, le candidat fournit une offre chiffrée engageante qui sera négociée en comité exécutif de l’écosystème (C2E). C’est à ce stade qu’est établie une priorisation entre projets, certains étant reportés à un marché ultérieur faute de besoin avéré ou tout simplement de budget. Chacun profite d’une enveloppe moyenne comprise entre 500 000€ et 1 million €, des montants comparables à ceux du dispositif RAPID de l’AID. « Tout dépend encore une fois du projet, certains coûteront quelques dizaines de milliers d’euros, quand les plus ambitieux captent jusqu’à plusieurs millions d’euros ». Une fois parvenu à son terme, le projet repasse en C2E pour une présentation des résultats. Si elle s’avère mature et pertinente, la technologie peut être redirigée vers un futur incrément FELIN ou CONTACT.
Pour basculer rapidement de l’idée à la réalisation, CENTURION tire profit de boucles courtes d’exploration, de développement et d’expérimentation. L’effort se concentre sur des innovations à faible niveau de maturité avec pour but de les porter au maximum à TRL 6, le stade du démonstrateur. Car l’une des autres finalités de CENTURION est bien de pouvoir réaliser des démonstrations de terrain pour valider le besoin opérationnel. La démarche progresse « marche par marche », une logique atypique pour une direction davantage accoutumée à mener de grands programmes étalés sur plusieurs décennies. Pas question en effet « de se lancer dans un projet de cinq ans duquel on ne peut ensuite plus ressortir. Si, au bout de deux ou trois ans, on se rend compte qu’on a fait fausse route, on referme la porte et on part sur autre chose », souligne l’IPA Antoine.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Lunettes et JVN connectées, exosquelette, casque allégé, etc. Voilà à quoi pourrait ressembler le fantassin de demain grâce à CENTURION (Crédits : DGA)
Près d’une vingtaine de projets retenusSi le principe de l’accord-cadre et ses marchés subséquents est connu, ce pilotage en partenariat étroit avec les intégrateurs système et les équipes de programme « est un peu innovant ». Pari gagné, les chiffres parlent d’eux mêmes. Grâce à Centurion, 19 projets réunissant 24 entreprises et laboratoires de recherche ont pu être lancés en parallèle en à peine 23 mois.
Une première vague de 13 projets menés par 15 partenaires a été retenue en fin d’année 2020, un marché notifié sur une base régulière à Safran et Thales. Ceux-ci déclinent ensuite l’enveloppe globale en autant de contrats de sous-traitance. « Ce mécanisme est particulièrement facilitateur, car notifier 15 partenaires différents demandant des ressources humaines énormes ».
Le second marché, notifié en fin d’année 2021, est venu rajouter six projets et cinq partenaires à la petite galaxie Centurion. « Je ne pense pas que ça aurait été possible si nous n’avions pas eu CENTURION », relève l’IPA Antoine. Conséquence parmi d’autres, la formule a désormais vocation à être reproduite pour d’autres segments. C’est notamment le cas dans le domaine NRBC, où une démarche équivalente baptisée Dragon est dans les starting-blocks.
En fonction des budgets et des soumissions de projets, « il y aura un marché n°3 dans le courant d’année prochaine et peut-être ensuite un marché n°4 ». Peut-être, car l’ampleur du flux financier ouvert pour CENTURION varie en fonction des priorités et des crédits inscrits dans le budget annuel. Or, si l’enveloppe allouée à l’innovation augmente pour atteindre cette année le palier du milliard d’euros, celle des petits équipements de l’armée de Terre est en baisse depuis 2020. Elle le sera à nouveau en 2022, le dernier projet de loi de finances fixant à 352 M€ les crédits accordés aux autres opérations d’armement (AOA) au profit de l’armée de Terre.
« Heureusement », l’épisode de sous-exécution de ces crédits s’est clôturé en 2019. Ils seraient au contraire sur-exécutés en 2021, de l’ordre de 472 M€ au lieu de 384 M€, rapprochant les AOA terrestres du niveau atteint il y a dix ans et de l’objectif de 500 M€ fixé dans la LPM 2019-2025.
Animer un écosystème françaisAvec CENTURION, la DGA cherche aussi à « animer tout un écosystème industriel national ». Le GME irrigue aujourd’hui une vingtaine d’acteurs « très motivés, de la très petite entreprise à la multinationale, avec Thales et Safran évidemment, mais aussi pourquoi pas d’autres comme MBDA. De vraies pépites mondiales dans leur segment tout à fait capables de répondre aux besoins technologiques exprimés ». Viennent s’y ajouter des organes de recherches, comme le laboratoire de photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM) de l’Université Paris-Saclay, impliqué dans un projet de molécules photochromes négatives.
Le rapprochement avec Safran et Thales permet en outre de surfer sur leurs réseaux, loin de se limiter au seul créneau défense, pour aller dégoter des pépites dont la technologie n’est pas nativement pensée pour une application défense. La DGA s’appuie aussi sur des acteurs régionaux, formés pour regrouper des compétences dans un territoire donné. Une semaine avant le FID, elle s’est ainsi déplacée chez Techtera, pôle de compétitivité du secteur textile implanté en région lyonnaise.
Une fois approché, ce type de pôle « diffuse ensuite la bonne parole de CENTURION à tout son réseau afin de sensibiliser les adhérents au monde défense, de favoriser la remontée d’innovations jusqu’alors dédiées au monde civil et la mise en relation avec les armées ». Avec une première initiative à la clef. Techtera a lancé le 5 janvier un appel à compétences ouvert à l’ensemble de la filière textile française en vue d’applications dans la balistique, l’anti-perforation et la protection contre les éclats.
Si CENTURION ne fait affaire qu’avec des acteurs français, sa problématique de départ ne se limite pas aux seules forces terrestres. Ainsi, la présence de l’AID dans les comités de sélection vient apporter « une vision très transverse, interarmes et interarmées des besoins ». L’idée étant bien d’ouvrir la réflexion au bénéfice de tous les combattants, qu’ils opèrent à terre, en mer ou dans la sécurité civile.
Exemple avec Senti-Bang. Porté par Thales, Safran, Cotral Lab et l’Institut de recherches franco-allemand de Saint-Louis (ISL), Senti-Bang propose d’améliorer l’intelligibilité des communications tactiques grâce à des bouchons d’oreille intra-auriculaire moulés. L’idée intéresse aussi les « chiens jaunes », ces opérateurs de pont d’envol de la Marine nationale. Soumis à de fortes contraintes sonores, certains ont déjà expérimenté cette technologie sur le porte-avions Charles de Gaulle.
Ce dialogue constant favorise la captation des bonnes idées et apporte de la cohérence. « Nous discutons aussi avec du personnel du ministère de l’Intérieur pour présenter les projets de chacun et éviter les doublons », ajoute l’IPA Antoine. Militaires et pompiers travaillent ainsi ensemble sur le volet position-navigation-temps (PNT) et la capacité du combattant à se localiser sans couverture satellite. C’est le projet LocIndoor, lancé en décembre 2020 et mené par Sysnav en coopération avec la section innovation du BEP de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP). « Nous exploitons des technologies magnéto-inertielles, donc le champ magnétique terrestre, et les mouvements du corps pour se géolocaliser sans satellite ». Arrivé à mi-parcours, LocIndoor livrera des résultats en fin d’année 2022.
Les pompiers mais aussi les forces spéciales et, pourquoi pas, un jour d’autres pays. La DGA « a tout à gagner » à coopérer avec des partenaires étrangers sur le sujet. Certains axes d’effort conduits dans le cadre du Fonds européen de la défense (FEDef), par exemple, touchent de près à l’équipement du combattant.
Diminuer la fatigue, augmenter la protectionBien que son implémentation soit progressive, CENTURION était présenté lors du FID sur base de trois jalons majeurs. Actuellement, avec un équipement composé du casque F3, du Glock 17FR, de jumelles de vision nocturne (JVN) O-Nyx et autres SICS débarqué. Demain, en 2025, le combattant pourrait être doté de lunettes connectées, d’un casque F4, d’une radio section ultra-portative, de JVN connectées et d’un système de localisation en intérieur. Le dernier, au-delà de 2028, est ancré dans la prochaine loi de programmation militaire, relève cette fois essentiellement de la prospective. La pondération est de mise avec cet horizon, mais n’empêche pas d’imaginer un drone ou un robot équipier, des textiles fonctionnalisés, un exosquelette agile ou encore un détecteur acoustique de menaces. Qu’importe l’horizon, industriels et opérationnels planchent d’ores et déjà sur plusieurs solutions, exemples à l’appui.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]CENTURION « est encore trop jeune » que pour pouvoir délivrer des technologies matures. La plupart des 19 projets en cours ne s’achèveront qu’en 2023 ou 2024. Quelques-uns, moins complexes, pourraient néanmoins arriver à terme dès cette année. C’est notamment le cas de « X-os Neo », piloté par l’entreprise aindinoise Géopack. Présentée durant le FID, cette étude de concept itérative « sera très utile pour les combattants en charge des armements collectifs. Ce sont quelques profils particuliers mais qui doivent porter des charges très lourdes, de l’ordre de 30 kg ».
Issus de la structure de portage existante X-os, ces kits d’adaptation pour musette sont conçus pour répartir le poids du missile MMP, du lance-roquette AT4 ou du fusil Hécate II sur les os du bassin et de réduire les contraintes au niveau des épaules. Cette solution est un exemple type de solution qui pourra être négociée par Safran à l’occasion d’un futur incrément FELIN, voire être être acquis directement par le Service du commissariat des armées (SCA).
Le bouchon Senti-Bang pourrait aboutir en juin prochain. À l’automne, ce sera au tour de Techtera de livrer de premiers résultats relatifs à l’étude d’applications militaires pour les fibres à base de soie d’araignée. Avec Safran, le pôle régional étudie les capacités d’approvisionnement de la filière française et réalise une caractérisation des propriétés mécaniques de telles fibres.
Au carrefour de la protection et de la réduction de la fatigue, la filiale française du groupe MSA travaille sur un casque F3+, évolution de la version en dotation depuis peu dans l’armée de Terre. Objectif : réduire de 30% la masse de la coque du casque F3 sans diminuer la performance balistique et la surface de couverture. Pour l’industriel, il s’agira de monter en compétence sur la mise en forme et la fabrication de nouveaux matériaux. Il ouvre d’une certaine manière la voie au futur casque F4.
Non seulement le casque s’allège mais il participe également activement à la protection du combattant. Metravib et l’ISL planchent depuis décembre 2020 sur SLAC, un système de détection et de localisation de tir directement intégré sur le casque. Un principe connu que le duo s’efforce de redimensionner et de renforcer en envisageant d’y adjoindre des capacités de détection de drone et d’écoute directive. SLAC repose sur des capteurs acoustiques de type MEMS sur une antenne planaire positionnée sur le casque et couplée à un algorithme de détection/localisation. Le tout s’interfacerait avec un système d’information tactique pour restituer et fusionner les données.
Mieux comprendre, mieux communiquerHormis la protection et le confort, CENTURION porte aussi l’effort sur l’amélioration du partage d’informations et de la vision nocturne. Ainsi, Safran, Éolane et le laboratoire de conception et d’intégration des systèmes (LCIS) de Grenoble proposent de réduire la masse et les contraintes ergonomiques des antennes « fouet ». Exit l’antenne verticale peu discrète et susceptible de s’accrocher au moindre branchage, le projet GIANTE 2 propose une antenne planaire directement intégrée à une pièce textile de la tenue de combat et capable de maintenir la communication dans toutes les postures.
Installée sur le torse du combattant, l’antenne issue de GIANTE 2 maximisera un rayonnement radio omnidirectionnel constant tout en garantissant la sécurité électromagnétique. Il faudra attendre l’automne 2023 pour en connaître les premières conclusions.
La JVN connectée, ensuite, entend répondre à « la problématique d’utilisation du SICS débarqué en utilisation furtive de nuit ». Les terminaux mobiles du SICS-D ne disposent en effet d’aucun mode spécifique à une utilisation de nuit. Pilote du projet, Thales œuvre dès lors à projeter certaines informations transmises par SICS sur la JVN FELIN du chef tactique. Il s’agira de définir des interfaces homme-machine déportées, étude effectuée à partir de l’outil d’expérimentation immersive Image’Inn de Thales et accompagnée d’évaluations de terrain à l’aide d’un démonstrateur.
Enfin, Thales travaille en partenariat avec la PME iséroise Pyxalis pour muscler les outils de vision nocturne. Baptisé « ICMOS », l’effort repose sur le couplage d’un capteur CMOS de Pyxalis avec un tube intensificateur de lumière et un outil de traitement d’images innovant. Grâce au post-traitement numérique du signal, cette chaîne optique d’un nouveau genre permettra au combattant d’évoluer par nuit plus sombre et avec une meilleure qualité d’image. À terme, ICMOS devrait faciliter l’accès à de nouvelles fonctionnalités issues du numérique, tel que l’enregistrement du flux d’images, la détection de cible, la fusion de données, etc.
Cet échantillon ne peut résumer à lui seul le niveau d’ambition. Derrière ces quelques exemples, d’autres idées sont suivies de près par la DGA. Dans le domaine de la navigation par exemple, avec une technologie reposant sur le principe d’odométrie visuelle. Derrière ce nom, une caméra filme l’environnement immédiat et calcule un mouvement en fonction des positions successives par rapport à un objet présent dans le champ. « C’est une méthode de localisation par la vision, qui permet de situer en espace hors-GPS et en même temps de cartographier la scène en 3D », précise l’IPA Antoine. Plusieurs sociétés françaises planchent dessus, motivant la DGA à lancer les discussions. En attendant l’émission d’autres besoins, auxquels répondront d’autres pépites françaises éventuellement retenues lors d’autres marchés CENTURION.
Source : Forces Operations