Bonjour à tous,
Sujet fort intéressant à découvrir ou à redécouvrir
"S'il te plaît, dessine-moi un char ! Une tourelle avec un gros canon, un châssis bien solide, une demi-douzaine de roues et des chenilles autour. Des chenilles ? Maintenant, regardez les images du défilé du 14 juillet. La plupart des blindés roulent sur… des roues. Des roues ou des chenilles ? C'est une guerre sans merci qui fait rage dans les états-majors et les régiments. Une guerre très secrète et très franco-française où l'on s'affronte à coup d'innovations technologiques, de considérations budgétaires, d'expériences de combat ou de souvenirs des grandes manœuvres. Une guerre où, depuis vingt ans, un camp a gagné sur l'autre. La roue triomphe et les chenillés en sont réduits à préparer la revanche.
L'opposition est fondamentalement culturelle et les arguments ne servent qu'à nourrir une querelle identitaire. D'un côté, les partisans du "léger" - de la roue, donc - estiment qu'à la guerre, il faut être "souple, félin et manœuvrier", comme disent les parachutistes et ne pas s'encombrer de matériels trop exigeants. De l'autre, les défenseurs du "lourd", qui savent que lorsque les choses sérieuses commencent, le soldat n'est jamais trop protégé, jamais trop armé. Deux traditions militaires, qui forment, ensemble, l'armée française : l'une tournée vers le grand large, héritière des campagnes coloniales, l'autre, le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges, qui se souvient d'Austerlitz et de Verdun. Deux écoles irréconciliables : Lyautey contre De Gaulle.
Le char, qui n'en peut mais, est le point d'application de cette querelle. Le char, ou plutôt son "train de roulement".
L'avantage de la chenille est qu'elle répartit mieux la pression au sol que ne le fera jamais une roue. Le poids de l'engin repose sur une plus grande surface. Elle s'enfonce moins et adhère mieux. C'est la raison pour laquelle on utilise des chenilles pour faire avancer les dameuses des stations de ski ou les motos-neige. L'historien des blindés, Stéphane Ferrard, assure - sans l'avoir jamais testé personnellement - que le premier char français, le FT-17 pouvait rouler sur le pied d'un fantassin très bien chaussé sans l'écraser… Le FT-17 pesait quand même 6,7 tonnes. L'inventeur du véhicule blindé à chenilles est l'écrivain britannique H.G. Wells, l'un des pères de la science-fiction à l'égal de Jules Verne. S'inspirant des tracteurs agricoles chenillés qui venaient d'être inventés aux Etats-Unis, il publie en 1903 un récit d'anticipation militaire, intitulé The Land Ironclads ("Les cuirassés terrestres"), jamais traduit en français. Avant la première guerre mondiale, l'armée française avait déjà des engins blindés à roues, appelés automitrailleuses et auto-canons, en fonction de l'arme qu'elles transportaient. Mais dès les premiers mois du conflit, ces véhicules ne pouvaient plus circuler sur les terrains défoncés, souvent boueux et recouverts d'obstacles comme des barbelés" raconte Stéphane Ferrard. "Il fallait remplacer les roues par des chenilles". Ingénieurs français et britanniques, les derniers ayant peut-être lu H.G. Wells, inventent en même temps le même engin. "L'idée était d'abord de pouvoir écraser les fils de fer barbelés qui bloquaient le progression de l'infanterie". Pas la peine d'aller vite : les engins filent un bon 7 km/h… Cette lenteur est leur grand point faible. On le voit dès 1918, lorsque les armées alliées se lancent à la poursuite des Allemands en retraite. Il faut aller vite et l'on ressort les engins sur roues qui progressent alors à 60 km/h. Le Français qui a inventé le char chenillé, le colonel Estienne, va également être celui qui fournira les plus solides arguments techniques à ses adversaires. Passionné par l'idée d'une route transsaharienne, il étudie, avec Renault, un prototype de camion 8x8, capable de rouler en tout-terrains, en particulier sur les dunes de sables. De ces travaux, naîtront dans les années 30, des projets français de chars à roues. La défaite de 1940 empêchera l'entrée en service de ces Panhard AM 201, une spécialité bien française, qui débouchera en 1951 sur l'Engin blindé de reconnaissance (EBR). Les partisans de la roue tiennent là leur engin. Ils ne le lâcheront plus. Mais pendant toute une époque, les années 30 et 40 pour faire vite, défenseurs de la roue et avocats de la chenille trouvèrent un terrain d'entente provisoire avec les semi-chenillés. Ce sont, par exemple, les autochenilles Citroën de la Croisisère Jaune et de la Croisière, des véhicules avec deux roues à l'avant et des chenilles à l'arrière. Le semi-chenillé fut inventé par un Franc-comtois au service du tsar Nicolas II. Adolphe Kégresse était le responsable du garage de l'Empereur à Saint-Pétersbourg. Il mit au point ce système hybride pour permettre aux véhicules automobiles de rouler sur la neige. Il en existera une version militaire, le célèbre half-track américain. Les détracteurs du système disaient qu'il cumulait les inconvénients de la roue et ceux de la chenille, d'où son abandon sans regret à partir des années 60. On en revenait au duel roues vs chenilles.
Les partisans de la chenille ne manquèrent pas d'imagination. Ils inventèrent des motos chenillées, l'étonnante Kettenkraftrad de la Wehrmacht et pensèrent même un temps équiper les avions de trains d'atterrissage à chenilles : des essais eurent lieu dans les années 50 et aboutirent à des résultats disons mitigés qui provoquèrent leur abandon…
A la suite de la seconde guerre mondiale, la plupart des pays, en particulier les Etats-Unis, l'Union soviétique et les puissances européennes, privilégièrent l'usage de la chenille. Pour une raison simple : les chars de combat devenaient de plus en plus lourd, passant en trois décennies de 30 à 60 tonnes. Or, jusqu'aux années 80, il était quasiment impossible de construire un engin à roues de plus de 15 tonnes. "Les chenillés sont lourds, non pas parce qu'ils sont chenillés mais parce qu'on leur fait transporter des choses qu'un véhicule à roues ne pourrait pas transporter" explique un spécialiste militaire. "La chenille est le moyen le plus léger et le plus compact qui soit : le train de roulement du char Leclerc pèse douze tonnes. S'il était à roues, il en pèserait 17 et serait surtout 2,5 fois plus volumineux".
Le problème, c'est que les chenilles sont plus chères que des pneus : "le coût au kilomètres du train de roulement d'un char Leclerc est trois fois supérieur à celui du nouveau VBCI", le véhicule blindé de combat d'infanterie, à huit roues. Or, les pneus spéciaux qui équipent le VBCI ne sont déjà pas donnés, entre 3 et 4000 euros pièces - à multiplier par huit pour chaque véhicule. Sachant que l'armée de terre espère acquérir 700 VBCI, cela fait 5600 pneus (sans les rechanges), soit une facture d'environ 20 millions d'euros. "Et ils s'usent vite, ces pneus !" note un expert. "Avec plus de trois tonnes à la roue, il faut les changer tous les quelques milliers de kilomètres". Le problème, c'est que les chenilles vivent encore moins longtemps, surtout si on les utilise sur des terrains caillouteux, comme au Sud du Liban.
On n'en sort pas. Le camp de la roue a pourtant pris le dessus depuis les années 80. Il s'agissait alors de se porter le plus vite possible au devant des divisions soviétiques stationnées juste derrière le rideau de fer. On comptait alors sur deux engins : l'hélicoptère de combat Gazelle et le char léger (15 tonnes) à roues AMX 10 RC. On fît de jolies manœuvres avec les Allemands, dont l'une baptisée Moineau hardi ("Kecker Spatz" en allemand). Un moineau, même hardi, contre l'ours soviétique, tout était dit. "On était parvenu à faire un bond de 800 kilomètres en une journée, pour se porter sur un créneau le long du rideau de fer", se souvient un participant. "Tout le monde était très content et c'est ce qui a inspiré le modèle d'armée d'aujourd'hui. Ce que l'histoire ne dit pas, c'est combien de minutes, on aurait alors tenu avec nos engins face aux divisions blindées mécanisées de l'armée russe…"
A l'exception du char Leclerc, qui ne manque pas d'ennemis au sein de l'armée de terre, tous les nouveaux véhicules français sont, depuis lors, équipés de roues. Y compris l'énorme SPRAT, un système permettant de jeter un pont sur une rivière. Pesant 55 tonnes, autant qu'un char Leclerc, il repose sur pas moins de dix roues… Les obusiers de 155 sont maintenant installés sur des camions (Caesar) et les véhicules de combat d'infanterie troquent la chenille des AMX 10P contre les roues du VBCI. A terme, toute l'armée de terre sera sur roues, à l'exception de quatre régiments de chars Leclerc et de quelques matériels annexes et vieillissants. La victoire de la roue est quasi totale et le "léger" a gagné la partie.
Sauf que les Français sont les seuls à penser comme cela. Ni les Américains, ni les Russes, ni les Britanniques, ni les Allemands, ni les pacifiques Nordiques, ni les moins pacifiques Israéliens, ni les armées arabes, chinoises, indiennes, coréennes ou japonaises, ne font de même. Toutes continuent à croire aux vertus de la chenille, sans exclure la roue pour des véhicules plus légers. Surtout qu'apparaissent de nouvelles chenilles souples, une spécialité du groupe canadien Soucy, qui permettent d'équiper des véhicules légers, comme les chenillettes articulés VHM. Une petite merveille de technologie qui permet de passer partout : dans la neige, dans les marécages ou dans le sable. En haute montagne, comme sur les plages. Même l'armée française en possède, c'est dire...
Mais pour le reste, la plupart des militaires étrangers regardent leurs homologues français avec un certain étonnement. Si le char Leclerc vaut largement ses concurrents, personne ne comprend vraiment pourquoi les Français s'obstinent à mettre sur des roues ce qu'ils dotent, eux, de chenilles. L'infanterie française aura le VBCI , les Allemands ont le Puma, les Suédois le CV 90, les Américains le Bradley, les Britanniques le Warrior, les Israéliens l'Achzarit. Plus lourd, donc plus protégé. Donc, à chenilles. Et d'ailleurs, lorsque la France s'est engagée au Sud-Liban à l'été 2006, elle a envoyé malgré tout des engins chenillés de type guerre froide. Il faut dire qu'en face, il y a des gens sérieux, Tsahal et le Hezbollah. Alors que la protection du combattant devient une priorité de toutes les armées engagées dans des opérations de guerre réelle, il se peut que les Français, avec leur goût de la roue symbole de la légèreté, aient raison contre le monde entier. Mais il se peut aussi que ce ne soit pas le cas."
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