Dans le cadre de l’opération Barkhane, nos reporters ont suivi pendant dix jours la traque des djihadistes par nos soldats.
« J’ai un visuel ! hurle le sergent-chef Teddy. Warning shot ou quoi ? » Ainsi parlent les militaires. Warning shot ou tir de semonce… Il est 10 heures du matin, la chaleur est insupportable. Les renseignements ont signalé deux campements suspects, vers lesquels convergent les commandos parachutistes (GCP) divisés en deux groupes : l’équipe 70, dirigée par l’adjudant Zaza, et l’équipe 20, celle de l’adjudant Glenn.
Au matin du 13 juin, l’hélicoptère de la Royal Air Force dépose sa cargaison de 2 500 litres de gazole, 2 000 litres d’eau et 250 rations de combat.
Depuis une semaine, nous sillonnons avec eux la région désertique du Liptako, dans le sud-ouest du Niger, dans le cadre de l’opération Aconit, une traque des groupes armés terroristes avec les armées partenaires, malienne et nigérienne, ainsi que les commandos de montagne (GCM). Dans sa main droite, l’adjudant Glenn tient son fusil d’assaut Scar, à silencieux. Ses hommes sont en ligne, à chaque extrémité, avec deux soldats nigériens. Le pas s’accélère. A une centaine de mètres, des silhouettes s’agitent près d’une tente. Hommes en armes ou simples paysans ? « On ne fait rien tant qu’on ne sait pas », ordonne Glenn.
En se rapprochant davantage, il apparaît qu’il n’y a plus dans le campement qu’un homme âgé, avec deux femmes et une dizaine d’enfants. Accroupis au pied d’un arbre, ils tremblent de peur. Le petit dromadaire blanc, derrière eux, pousse un râle lugubre. De son côté, plus à l’est, l’équipe 70 ne trouve que quelques gamins et une jeune fille qui prend la fuite à dos d’âne. A ce moment-là, nos partenaires nigériens embourbent leur véhicule. Un soldat, cherchant un arbre où attacher un câble pour le tracter, s’immobilise et désigne du doigt un buisson : « Une roquette ! » C’est une Chicom, calibre 107 mm, fabrication chinoise. Elle doit servir, c’est certain, à produire un de ces « engins explosifs improvisés » – ou IED – qui ont tant fait progresser la technique de la prothèse…
Le vieillard n’y est, bien entendu, pour rien. « Et vos enfants non plus, j’imagine… », lance Glenn, qui lui demande où sont passés les hommes en âge de combattre. Le vieillard explique que son fils, le bien nommé Abou Bakr, est parti au marché à Zermadaré… Pas de chance, nous y sommes passés et nous savons que le marché y est interdit depuis que des terroristes islamistes sont venus s’y ravitailler. Il faut fouiller le vieil homme. D’une sacoche, Glenn extrait des grigris enveloppés dans des sacs en plastique. « Ça me fait flipper, ces trucs », dit Glenn à la vue d’une tête de souris. Le vieillard est un marabout. Mais il y a bien plus inquiétant : un téléphone portable avec, à côté, la carte Sim, la carte mémoire et la batterie. « Pour savoir à quelle heure prier… », jure le vieillard. La fouille révélera un second téléphone.
Camouflage « maison » d’un Land Cruiser Toyota. A l’aide de glaise et de boue, on atténue l’éclat du soleil sur la carrosserie
Avec ses genoux calcifiés et blanchis, ce grand-père peul me fait penser à un Aborigène. « Leurs animaux faméliques bouffent tout sur leur passage », affirme Jeannot, le traducteur nigérien, qui déteste les Peuls. « Les islamistes leur donnent des armes », accuse-t-il. La zone que nous ratissons marquait autrefois la séparation entre le mode de vie pastoral, au Nord, et celui agricole, au Sud. Peu à peu, les agriculteurs ont repoussé les bergers jusqu’à la frontière malienne. En 2013, lorsque les mercenaires libyens alliés aux Touaregs ont déferlé, poussant la France à intervenir, les Peuls ont cru avoir trouvé l’opportunité de reprendre leur territoire. Depuis, l’antique antagonisme entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires s’est mué en véritable affrontement. Les premiers sont armés par l’EIGS (Etat islamique dans le grand Sahara), la métastase locale de Daech. Ils forment une armée de gueux, biberonnés à la vengeance, aux ordres d’un étranger du nom d’Adnane Abou Walid al-Sahraoui, un ancien du Front Polisario.
A bord d’un véhicule blindé Acmat. Un soldat nigérien soigne ses peintures de guerre avant une action éclair commune avec les forces françaises, le 12 juin. Formés par les Américains, les militaires nigériens arborent l’écusson à la bannière étoilée.
La fouille est terminée. Momo, le démineur, a fait exploser la roquette. On rembarque dans le Toyota Land Cruiser, à la carrosserie maculée de glaise, conduite par Chuck. A ses côtés, Garry, le « carto ». A l’arrière, Teddy, à la mitrailleuse MAG, et Irvin, debout, à la 12/7, dite « sulfateuse ». Et moi, entre eux, assis tant bien que mal sur un coussin fixé à une planche de bois. Chaque fois que le pick-up franchit oued, coulée de lave ou dune escarpés, je m’agrippe à mon siège, bousculé par ces violentes secousses que Teddy appelle « cachous », « placages » dans la langue des rugbymen du côté de Narbonne.
Nous venons de parcourir 300 kilomètres à ce régime, sans jamais emprunter les pistes, dans le but d’éviter les IED. Nos pick-up ? Le même modèle que celui utilisé par l’Etat islamique au temps de ses conquêtes. Les terroristes lui préfèrent aujourd’hui la moto, tout-terrain elle aussi, mais beaucoup moins détectable par les « yeux du ciel », le drone Reaper qui bourdonne au-dessus de nos têtes, justement, dès que la météo l’autorise, souvent accompagné de l’avion de patrouille Atlantique 2 de l’aéronavale.
« Garry de Glenn. Les véhicules des partenaires ont décroché…» « Bien reçu, Glenn », répond Garry.
Fouille de construction désertée, lundi 10 juin. L’école en boue séchée a été brûlée pour avoir abrité des cours de français. Au-dessus des commandos, leur drone de surveillance ne les perd pas de vue
Nous faisons une halte pour attendre les retardataires nigériens. Garry, Glenn, Chuck, Teddy ou Irvin… Ces surnoms très « yankees » n’ont que la première lettre en commun avec le nom de famille de leur propriétaire. Attribués avec l’approbation de l’ensemble de l’équipe, ils vont forger l’identité d’un commando au point que, pour ses camarades, celui-ci le portera toute sa vie. Et ça leur va bien. Ils ont en effet des gueules burinées d’acteurs hollywoodiens, et leurs corps d’athlètes sont sculptés par le crossfit et le jiujitsu brésilien qu’ils pratiquent sur leur base opérationnelle de Gao, au Mali. Ils travaillent ensemble, mangent ensemble (peu), dorment ensemble (encore moins). Pendant la sélection, ils ont connu le pire. A chacun sa spécialité, sa tâche. Et des missions préparées à l’extrême. A la fin, quand ça a « tiqué » – traduire : quand le feu a été engagé –, on analyse comme les enquêteurs sur une scène de crime. Suivi des armes saisies, décryptage des stratégies de l’ennemi…
Reconnaissance dans les ruelles du village de Tongo Tongo, le 14 juin. La vigilance des soldats est à son maximum. Il y a un mois, une embuscade a fait 28 morts parmi les Nigériens.
Le jour décline, le soleil devient plus supportable. Au cours de la journée, on a frôlé les 50 °C. Pas question pour autant de s’arrêter pour bivouaquer. Les terroristes n’ont pas besoin de drone pour avoir des yeux partout. On attendra la nuit noire. Mais pas si fraîche. La plupart des hommes sont torse nu pour le briefing. L’occasion pour Glenn d’afficher ses tatouages : le mot « Infidèle » écrit sur la poitrine ; au-dessus, l’insigne des paras ; sur le pectoral gauche, le portrait d’un Spartiate tiré du blockbuster « 300 ». Glenn a grandi dans une cité de Seine-Saint-Denis. Sa maman élevait seule ses six garçons. Il écoutait NTM, comme tout le monde ; mais son idole, c’était Bigeard. Il se souvient encore du compliment que le vieux général lui a adressé à leur rencontre, en 2006 : « Ça fait plaisir de voir des guerriers avec des gueules bien carrées. »
La nuit sera courte. A peine les paupières closes, une bourrasque chatouille la toile de la moustiquaire. Il faut se rendre à l’évidence. L’orage, qu’on apercevait tout à l’heure au loin sous la forme d’un gros stratocumulus zébré de décharges électriques, nous a rattrapés. On replie tout en catastrophe. On tend une bâche à l’arrière du pick-up, pour finir la nuit allongés au milieu des étuis de flingues, des boîtes de cartouches, des packs d’eau et des bidons d’essence. Sous pareil déluge et même si Teddy pense qu’il serait difficile de surgir à moto dans cette gadoue, trois sentinelles armées restent postées, équipées de jumelles sophistiquées à visée nocturne. Par moments, l’orage est si intense qu’on pourrait croire que le petit volcan, à l’ouest du camp, s’est réveillé. Pourtant, il a bien fallu que nous nous endormions puisque, à l’aube, les cris des Nigériens qui célèbrent le retour de la pluie nous ont réveillés en sursaut. Un instant, je retrouve le crépitement des étés pourris sur la toile de tente, en Bretagne… Mais c’est un océan de boue qui, ici, nous englue. Seul point positif, la température a chuté. Une mauvaise nouvelle suit toujours une bonne : « EVM rouge », nous annonce le capitaine Guillaume, l’officier qui dirige la mission. Traduction : en cas d’accrochage, aucun hélicoptère ne pourra assurer l’évacuation des blessés. Conséquence : on ne bouge pas.
Une rafale de PKM kalachnikov touche une Gazelle au cours de l’assaut, blessant le pilote et le copilote.
Chacun en profite pour ranger ses affaires, faire une lessive ou nettoyer son arme. Manger, aussi : on ne sait jamais quand on en aura à nouveau le temps. Garry termine son pointage sur les cartes électroniques de sa tablette, puis glisse des bouteilles d’eau dans les chaussettes humides qu’il suspend aux portières. Une technique reprise aux locaux, qui la pratiquent avec des peaux de bête… Quand nous roulerons, avec l’air, elles resteront fraîches. Cinq heures plus tard, en effet, ces bouteilles sont une bénédiction qui nous fait oublier l’eau brûlante tirée jusque-là des cartons entassés en plein soleil.
A gauche, les camions blindés nigériens ; à droite, les VBL (véhicules blindés légers) français. Entre les deux, le suspect, prisonnier pour 24 heures.
Le convoi est alors bloqué par ceux qui, devant, ont tenté de traverser un oued très large, transformé en sables mouvants par les pluies. Les Nigériens les tirent de là. On leur pardonnera d’avoir avalé en une seule journée toutes les rations que leur a livrées, la veille, l’hélicoptère Chinook. Ils ne savent pas gérer un stock, mais ils répondent présent quand on a besoin d’eux. Nous avons connu deux tempêtes de sable, la pluie, l’orage. Les aléas de la météo feraient paraître la menace djihadiste presque secondaire… Trompeuses apparences. Notre itinéraire a mis en mouvement des groupes qui ne s’attendaient pas à nous voir. Ils ont convergé au nord de la frontière malienne, dans la zone d’Azabara, pas très loin de la base militaire nigérienne de Tiloa, où nous devons passer la nuit. A partir d’un renseignement, le drone a localisé leurs motos. Une unité des GCM est envoyée sur place par hélicoptères. Dans mon lit picot, j’écoute le vacarme de leurs pales. Des Mirage 2000D décollent de Niamey. Vers 3 heures du matin, Teddy, qui monte la garde, les entendra passer. Un vrombissement suivi d’explosions, celles des bombes guidées par laser (GBU-12) qui ont été larguées en appui des troupes au sol. Une rafale de PKM kalachnikov touchera une Gazelle au cours de l’assaut, blessant le pilote et le copilote. Par miracle, leur tireur d’élite parviendra à les extraire de la carcasse et à les évacuer de façon inédite, en les sanglant sur les marchepieds au niveau du train d’atterrissage d’un hélicoptère d’attaque Tigre… Un véritable héros qui, avant d’être lui-même évacué par un autre hélicoptère, trouve le temps d’aller faire sauter la carcasse de la Gazelle, afin qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi.
L’heure de la livraison. Deux palettes de 3 tonnes chacune sont larguées depuis un C-160 Transall, le 10 juin. Pliés et embarqués à bord des véhicules, les parachutes seront rapatriés dans un second temps par hélicoptère.
Au matin, à la lecture du bilan de la nuit, une forme de déception s’empare du camp. « C’est frustrant de laisser à d’autres le soin de terminer le boulot », lâche Teddy. Denis, un des adjoints de Glenn, préfère voir le bon côté. « Avec vingt types au tapis en face, on va dire que c’est une belle journée pour Barkhane… et une mauvaise pour l’Etat islamique. » Mais la mission n’est pas terminée. Le sera-t-elle un jour ? Ils vont continuer de « mettre la pression », surprendre les terroristes dans leurs sanctuaires, les pousser à se regrouper, à se rendre visibles. La mobilité est la clé de cette guerre. Et la colonne se met à nouveau en branle. Cette fois, le terrain est moins accidenté. Chuck peut tailler la piste à toute allure. En deux heures à peine, nous voilà face à un ensemble de bâtisses en terre séchée, serrées autour d’une mosquée, Tongo Tongo. « On y va en équipe restreinte », commande Glenn, qui désigne notre pick-up. Ici, l’ambiance se fait encore plus pesante – et pas à cause de la température. « Au cas où », Teddy me montre même comment enlever la sécurité d’une mitrailleuse MAG. Cette fois, nos partenaires nigériens restent derrière, au-delà des sous-bois qui nous entourent. En octobre 2017, à cet endroit, quatre forces spéciales américaines ont perdu la vie. Les habitants les avaient retenus sous divers prétextes, laissant aux islamistes le temps de préparer l’embuscade. Et puis, le 16 mai dernier, l’unité nigérienne qui nous accompagne est allée récupérer les cadavres de 28 des siens, tombés eux aussi dans une embuscade à seulement 6 kilomètres.
Les habitants de Tongo Tongo nous regardent passer en silence. Dans les autres villages, il y a toujours des enfants pour nous souhaiter « bonne arrivée ». Pas ici. Dans le sable du Niger, rien n’est solide. Et surtout pas les identités : un marabout peut se faire terroriste et un chasseur devient si vite une proie…
Source : Paris Match
Photos : Alexandre Paringaux