Les soldats, presque aussi usés que le matériel : ce que l’armée française pense vraiment de la façon dont elle est traitéeDepuis le début des opérations en Centrafrique, une quarantaine de soldats ont été rapatriés pour raison sanitaire. Une situation rare, preuve du manque de moyens auquel font face les militaires français sur le terrain.
Atlantico : Selon un sondage exclusif Ifop pour Atlantico (voir ici), 68% des Français reconnaissent que les efforts demandés aux armées pour réduire les déficits publics ont été assez ou très importants. Qu'en pense-t-on dans les rangs de la grande muette ?Officier Lima : Je compte plus de 30 ans de service. J'ai vécu de nombreuses réformes qui ont toutes contribué à nous user. Les militaires sont capables de s'adapter mais aujourd'hui c'est trop. Les troupes sont dans l'exaspération.
Pendant 30 ans, on a taillé dans le gras... jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que le muscle. Avec les dernières réductions de budget, combinées à 10 ans d'opérations extérieures, nous sommes arrivés à l'os. Dans ce contexte, apprendre mi-mai que de nouvelles coupes seraient à l'étude... ça dépasse l'entendement : c'est au moment où nous sommes le plus déployés, au pire moment, qu'on veut encore réduire les crédits. Les matériels que nous utilisons au quotidien sur les terrains extérieurs d'intervention sont au delà de l'usure. Il faut savoir qu'ils étaient prévus pour la guerre froide. Les renouveler devient indispensable et avec des crédits coupés, ce sera tout simplement impossible
Comment cette situation est-elle vécue sur le terrain ?
Le personnel aussi est usé. Les opérations en Afghanistan sont difficiles, très dures à gérer au plan psychologique. Nous avons aussi 1000 hommes au Liban, dont on ne parle jamais. Le Mali a été complexe : nous avons eu à affronter des combats durs dans des zones arides en face à face avec l'ennemi. Mais ça, c'est notre boulot. Ce qui n'est pas acceptable en revanche, ce sont les conditions extrêmement rustiques dans lesquelles les soldats français sont aujourd'hui déployés en Centrafrique. Les hommes couchent par terre, laver le linge est compliqué. Plusieurs dizaines de soldats ont dû être rapatriés pour cause de maladies causées par des conditions sanitaires déplorables. Nous sommes des soldats, nous ne demandons pas à être logés à l'hôtel mais il n'est pas normal que le strict minimum ne soit pas garanti. Pour le Mali, on a vidé les soutes. Alors en Centrafrique, on y est allé avec les moyens du bord, très rudimentaires. Et avec trop peu d'hommes.
Cela finit-il par les mettre en danger ?
Bien sûr. Ces conditions plus que spartiates rendent les soldats davantage vulnérables au combat. Vous savez, c'est assez rare d'avoir à rapatrier des soldats pour raisons sanitaires. Depuis le début des opérations en Centrafrique, j'ai eu connaissance d'une quarantaine de cas. Or, ils doivent faire face à des épisode de guerre intense. On a commencé à traiter l'ennemi aux missiles.
Comment sont suivis les soldats qui rentrent ? Avec l'augmentation des théâtres d'opération, l'armée est-elle équipée pour assurer le suivi psychologique de tous ceux qui en ont besoin ?
Depuis trois ans, les soldats qui reviennent d'Afghanistan passent par un sas de décompression. Pendant deux ou trois jours, ils rencontrent éducateurs et psychologues. Il ne sont pas malades mais c'est nécessaire pour qu'ils puissent faire la part des choses entre ce qu'ils ont vécu sur les théâtres d'opération, le stress auquel ils ont été soumis et l'image qu'il va leur falloir donner à leur famille. La pression psychologique subie en Afghanistan est très forte.
A ma connaissance, ce sas ne concerne pas les soldats qui reviennent du Mali ou de Centrafrique. Les moyens dont l'armée dispose à cet égard ne sont pas énormes.
Les difficultés rencontrées sur les théâtres d'opération plombent-elles également le moral global des troupes qui servent sur base ?
Comprenez-moi bien, les soldats n'ont pas pour habitude de se plaindre. Il sont satisfaits de partir en opération et font leur travail. Mais les militaires dans leur ensemble sont soucieux de voir les conditions dans lesquelles on leur demande de travailler depuis plusieurs années. Et la loi de programmation militaire ne laisse aucun doute sur les temps difficiles qui nous attendent.
Quelle est la position des états-majors ? Sont-ils préoccupés ? Le ministère a-t-il conscience du problème ?
Les chefs présents sur les terrains d'opération actuels ont un très grand sens des responsabilités. Les informations remontent. Je pense que le ministère et les états-majors font ce qu'ils peuvent pour tenter d'améliorer la situation, de trouver du matériel.
Quand l'éventualité de nouvelles coupes dans le budget a fuité dans la presse début mai, le ministre de la Défense a vivement mis en garde le Premier ministre et les chefs d'états-majors des trois armées ainsi que le chef d'état-major des armées ont menacé de démissionner...
C'est la première fois que des officiers en poste menacent de démissionner. Il s'agit d'un avertissement sérieux car ces personnes viennent de prendre leurs fonctions, elles ne sont pas à quelques mois de la retraite. Pour elles, démissionner serait un réel sacrifice. Le général de Villiers, le chef d'état-major des armées, a bien conscience de la dangerosité de la situation.
Jean-Yves Le Drian est un ministre investi. Il est à l'écoute. Mais les engagements extérieurs coûtent chers. Le Mali, tout particulièrement. Et la Centrafrique, c'est l'engagement de trop.
Selon le sondage Ifop-Atlantico, 53% des Français estiment que le budget de la Défense ne doit pas diminuer dans les prochaines années. Quels effets concrets aurait une nouvelle baisse des budgets ?
Une décision sera prise fin juin en conseil de Défense. Concrètement, de nouvelles coupes signifieront l'arrêt total de tous les nouveaux programmes pourtant validés par la loi de programmation militaire, notamment le programme Scorpion qui vise à équiper l'armée de terre d'un nouveau système de combat. De grands programmes aériens et navals seront aussi arrêtés. Et le nucléaire ne sera pas épargné. Il faudra refaire de nouveaux choix capacitaires et supprimer davantage d'emplois, c'est-à-dire en plus des 34 000 déjà prévus par la loi de programmation.
Le Premier ministre a pourtant démenti la rumeur de nouvelles coupes...
Ce que je peux vous dire, c'est que la Direction générale de l'armement a décidé d'arrêter tous les paiements en cours lié aux nouveaux programmes. C'est un moment très délicat pour la Défense et l'industrie de la Défense. Actuellement, c'est la morosité qui prime.
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